Je me revois, enfant, à Warloy-Baillon, dans la clarté radieuse d'un jour
d'hiver, sous un soleil de cristal, la tête dans les nues, les pieds dans la
neige, le coeur limpide...
J'ai douze ou treize ans, et je me trouve dans le fond d'un jardin en
friche. Il fait froid, sec, la lumière est tranchante. J'erre en ce lieu
improbable, entre mélancolie légère et sourde euphorie, le pas ralenti, le
regard fouineur. Je marche, attentif aux moindres choses, pensif. Et même, assez
méditatif. Curieux, je m'attarde sur des détails, des insignifiances, des
vieilleries jonchant le sol, mais aussi sur le ciel, les arbres, le
lointain.
L'instant n'est plus qu'un marbre taillé dans le silence.
Autour de moi, des broussailles, de la ferraille, divers matériels usagés.
Au bout de ce terrain à l'abandon se dresse le hangard d'une entreprise
d'installateur-chauffagiste.
Je sais pertinemment que je n'appartiens pas à ce monde de plomb, de
réalisme brutal qui m'entoure. Et pourtant ces lourdeurs sous mes semelles ne
m'indiffèrent pas. Plongé dans le siècle, traînant au milieu des ordures d'un
quotidien pragmatique éclairé par un azur de glace, des fenêtres s'ouvrent en
mon âme. Je m'étonne d'éprouver soudainement de l'amour pour la Création
entière.
Je me sens emporté dans un bonheur vague et immense...
Aussi loin dans le temps que se situe cette scène, c'est comme si les
années n'avaient jamais passé depuis ce moment figé dans l'éternité. Le souvenir
de cette heure immortelle est toujours là, intense, lumineux, intact. Je le
touche du bout des doigts.
Bref, nous sommes vers 1978, je suis un gosse vagabondant en un endroit
incertain, un peu triste, un peu délabré, terne et désolé, et là sous l'éclat de
janvier, je me mets à percevoir le Beau partout.
Des brumes de l'horizon, de l'atmosphère pétrifiée, mais également des murs
de briques, des gouttières gelées, des buissons épars, de chaque objet que je
vois par terre, oui jusque là, émanent des ondes d'indicible joie !
Une allégresse universelle monte en moi.
Entre l'authenticité des éléments naturels et les rebus de l'industrie
humaine, étrangement il n'y a pas de rupture à mes yeux. Tout brille. Tout
vibre. Tout est mystérieux. Même la laideur rayonne.
Je suis tout jeune encore et je découvre l'essentiel. Je ne connais rien de
la vie et je viens d'entrevoir l'absolu.
En 2023, je couche ces mots. Les décennies n'ont pas effacé mon expérience
juvénile.
Certes, aujourd'hui j’ai parcouru bien du chemin...
Mais c'est à partir de ce lopin désaffecté que pour la première fois de mon
existence j'ai décollé jusqu'aux étoiles.
J'avais l'âge des grandes vérités, je crois.
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